20040905

L'adieu aux lettres : une tradition française

Je voudrais citer ici un passage du livre de BHL, Le Siècle de Sartre : enquête philosophique, Grasset, Paris, 2000. Il est certain que cela n'arrivera pas souvent, mais j'ai trouvé ces lignes amusantes et non sans intérêt.

"Le geste, en son principe, n'a rien de particulièrement nouveau.
C'est même, d'une certaine manière, un classique du cabotinage, de la comédie ou de l'art du vertige dans les lettres.
Et l'on pourrait parfaitement soutenir que l'adieu à la littérature est, comme tel, sous des formes qu'il faudrait décliner, un genre littéraire à par entière où s'inscrirait donc Les Mots.
Il y aurait les adieux tragiques : Rimbaud.
Les adieux mystérieux : Racine
Les adieux paresseux, qui prennent à peine la peine de se formuler : Constant.
Il y aurait les adieux cossus : Leiris, Alexis Léger, Roussel.
Honteux : Malraux prenant congé sans jamais le dire, en battant indéfiniment, histoire de faire illusion, les cartes de ses anciens livres.
Il y aurait, à l'inverse, l'adieu du vieux comédien (Romain Gary) qui n'en finit pas de finir, d'annoncer sa sortie de scène alors même qu'il continue de donner des livres magnifiques.
Il y aurait l'adieu tendance autodafé d'Aragon brûlant, sur le parquet d'un hôtel de Madrid, face à une Nancy Cunard qu'il décrira "immobile et figée", les mille cinq cent pages de Défense de l'Infini.
Il y aurait les adieux sobres, laconiques, de Valéry : pas un mot, pas un geste, juste se taire, à peine lire - et le silence, pourtant, au moins jusqu'à La jeune Parque.
Les adieux qui sont une aventure, presque une oeuvre, un moment de l'oeuvre en tout cas, un événement littéraire à part entière : Valéry, justement - mais, plus encore, Mallarmé, cet entrepreneur d'un silence dont la culture, presque la sculpture, du non-dit furent la grande affaire.
Il y aurait les adieux qui ne disent rien qu'adieu, mettent réellement un terme à l'aventure et disent juste le dégoût d'écrire et le goût de tourner la page : Salinger après L'Attrape-Coeur ; et il y aurait les adieux qui, au contraire, sont supposés faire d'un écrivain un peu plus qu'un écrivain : il a frôlé les abîmes, touché à la métaphysique et à l'effroi - la littérature, en prenant congé, s'est dépassée vers sa vérité (Rimbaud, encore).
Il y a ceux qui s'éloignent parce qu'ils n'ont plus rien à dire (Paul Bowles, après la mort de Jane) et il y a ceux qui le font parce qu'ils auraient, au contraire, trop à dire et que ce trop ne peut se dire (plus de poésie possible après Auschwitz).
Il y a ceux qui ont tendance à se taire parce que leur parole serait obscure et qu'il faut être clair (Wittgenstein, Tractatus, Proposition 7 : "ce dont on ne peut parler, il faut le taire") et ceux qui savent que leur parole serait claire, trop claire et que la vérité doit demeurer obscure (Lacan et son mi-dire).
Il y a des silences éloquents (Lacan, encore : "taceo n'est pas sileo"), et des paroles qui ne disent rien (Heidegger : le ressassement sans terme de mots sans contenus, de clichés).
Il y a ceux qui ont compris que la parole est silence et qui, en parlant, se taisent et croient se taire mieux qu'en ne disant rien : Blanchot ; et il y a ceux qui, partant du même principe que le silence a partie liée à la parole, qu'il en est le stade suprême ou la forme la plus subtile, font le chemin inverse et en se taisant, parlent : Mallarmé encore, ce muet qui ne cesse de parler, ce volubile qui dit et répète que "composer" un silence n'est "pas moins beau" que composer un vers.
Il y a les adieux enragés : Bataille annonçant, en 1945, qu'il n'a jamais "rien tant haï que la poésie", qu'il a en horreur la "niaiserie poétique", et qu'il écrit désormais "contre l'équivoque poétique".
Les adieux ulysséens : le Caillois de l'après-guerre s'attachant bien fort au mât de ses principes et de sa haine nouvelle de la fiction, pour être bien certain de ne plus céder aux sirènes.
Désanchantés : Pasolini, au moment de son passage au cinéma - "ainsi a décliné l'estime pour la poésie"; ainsi s'est imposée cette évidence que "ce n'est pas elle, donc, qui compte, jamais"; ainsi se dit que "la langue de l'action" est "infiniment plus fascinante" et que "la profession de poète en tant que tel est de plus en plus insignifiante".
Prophétique : Borges - "j'ignore si la musique sait désespérer de la musique, et le marbre du marbre, mais la littérature est un art qui sait prophétiser le temps où elle sera devenue muette, s'acharner contre sa vertu même, s'éprendre de sa dissolution et courtiser sa fin."
Il y a même les adieux "d'emblée" - les écrivains dont le premier mot consiste à dire qu'ils ne diront jamais et qu'il n'y aura donc, même pas de dernier mot : dandysme extrême de ces surréalistes mineurs, ou de ces précurseurs, qui, tel Arthur Cravan, le déserteur de dix-sept nations qui disparut, un beau jour, dans le golfe du Mexique, et ne démordra jamais de l'idée qu'il met l'art de la boxe infiniment plus haut que la littérature.
Il y a des écrivains qui, sans réellement se taire, ni dire adieu, passent leur vie à murmurer que ce n'est pas l'envie qui leur manque - il y a ces grand romanciers qui, contre le pathos de convention, contre le thème romantique et néoromantique des livres que l'on écrit parce que l'on mourrait de ne pas l'avoir fait, contre ce que l'on peut appeler, de nouveau, la "ligne-Proust" (la littérature comme un devoir, un impératif moral et machinal) ou Bataille (les romans nécessaires sont ceux qui, non écrits, nous étoufferaient), ont estimé que faire des livres n'était ni le premier ni le dernier mot de leur vie - Balzac : "si j'avais été bon en affaires, je n'aurait pas écrit la Comédie humaine..." Stendhal : "si j'avais été heureux en amour..." Céline : "contre une rente à vie, je vous débarrasserais le plancher vite fait..." Flaubert lui-même : "la littérature n'est plus pour moi qu'un terrible godemiché avec lequel on m'encule et qui ne me fait même pas jouir."


Je n'ai pas demandé l'autorisation de "publier" un aussi large extrait à l'éditeur, compte tenu du peu de fréquentation effective et potentielle de ce weblog. Si quelqu'un de chez Grasset passe par ici et y trouve à redire, qu'il me le fasse savoir.

Curieusement, je trouve la phrase qui précède déplacée, étrange, comme s'il s'agissait d'une réalité qui n'en est pas une, d'une sorte de crispation de notre culture bourgeoise, et à laquelle pourtant il faut sacrifier, comme à la source de notre schizophrènie.

20040902

Quelques rassemblements pour la libération des otages français en Irak. Bien, alors, qu'est-ce que la politique ? Est-ce une page qui lui est dédiée dans un journal, l'acte signifiant d'un élu, où ne s'infiltrerai ni le maquillage, ni les arrières-pensées, ce qui est avant et après le champ de la caméra ? Ou bien la vraie politique serait peut-être le contrechamp, comme le suggère Godard dans Notre Musique ? Et nous, public, les "anonymes", ainsi surnommés par la presse, comme si, essentiellement nous échappions au nom, serions-nous les monteurs de ce film ? Se souvenir que la Place de L'Hôtel de Ville où se déroulait l'une des manifestations était la Place de Grève. Il y a peu de siècles, la guillotine ne nous effrayait pas. Pourtant, cette histoire, est-elle réelle ? Un simple souvenir ? Un film ? La proximité des enlèvements et des jeux olympiques, comme il y a trente ans, le retour du monde sur lui-même, deux mythes surpris sur le fait : pulsion de vie, pulsion de mort (ai-je tort ?). Il y aurait beaucoup à dire, n'est-ce pas, sur : la politique et l'aïkido, ou encore sur : la politique et le bulletin de vote. Une autre fois, peut-être ?